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Mais elle ne le savait pas, à ce moment-là. Ce n’était que la fin de leur voyage sur le canal.
La loupe spatiale avait cessé son œuvre de forage juste avant le bord est de la cataracte du bassin d’Hellas, entre Dao et Harmakhis Vallis. La dernière partie avait été creusée par des moyens conventionnels, et la rapidité de la descente, du côté est du bassin, avait exigé la construction de multiples écluses qui faisaient ici office de barrage. L’aspect du canal n’était plus du tout le même que dans les highlands. C’était maintenant une succession de lacs de réservoir reliés par de larges tronçons de rivière rougeâtres. À travers les parois cristallines des écluses, l’enfilade de lacs leur apparaissait comme un escalier géant aux marches bleues descendant jusqu’au miroir de bronze lointain de la mer d’Hellas. Ils descendirent donc, marche après marche, participant à une lente parade de barges et de bateaux à voile, de bateaux de croisière et à vapeur. Les canyons de Dao et d’Harmakhis entaillaient profondément le plateau de roche rouge à gauche et à droite, mais depuis que les bâches avaient été enlevées, il fallait pour les voir se trouver juste au bord, et ils étaient invisibles du canal.
À bord de leur bateau, la vie continuait. Il en allait apparemment de même sur la barge de Mars Libre, où on disait que Jackie allait bien. Elle voyait encore Athos quand les deux bateaux mouillaient dans la même ville. Elle acceptait avec grâce les marques de sympathie, puis changeait de sujet pour aborder généralement celui de la campagne en cours. Laquelle se déroulait sans anicroche. Sous la direction de Maya, la campagne des Verts était mieux dirigée qu’avant, mais le sentiment anti-immigration était fort. Partout où ils allaient, divers conseillers et candidats de Mars Libre haranguaient la foule, Jackie ne faisant que de brèves apparitions pleines de dignité. Ses propos avaient gagné en force et en intelligence. Maya acquit, en regardant les autres discourir, une bonne idée d’ensemble des rapports de force au sein de l’organisation. Plusieurs de ses membres avaient l’air très satisfaits de se retrouver enfin sous la lumière des projecteurs. L’un des partenaires de Jackie, un dénommé Nanedi, se mettait particulièrement en avant, ce qui semblait irriter Jackie. Elle lui battit froid, se tourna de plus en plus vers Athos, Mikka et même Antar. Certains soirs, on aurait vraiment dit une reine au milieu de sa cour. Mais Maya connaissait la réalité sous-jacente, elle savait ce qu’elle avait vu à Antaeus. Même éloignée d’une centaine de mètres, elle avait une vision pénétrante de la noirceur tapie au cœur des choses.
Enfin, quand Peter répondit à son appel, Maya demanda à le voir pour parler des élections en cours. Et quand il arriva, elle guetta la suite des événements. Car il allait se passer quelque chose, c’était une certitude.
Peter avait l’air calme et détendu. Il vivait maintenant à Charitum Montes et travaillait à la fois sur le projet de réserve d’Argyre et avec une coop qui fabriquait des navettes de transport Mars-espace pour les gens qui voulaient court-circuiter l’ascenseur. Calme, détendu, un peu en retrait. Simon tout craché.
Antar en voulait déjà à Jackie de l’avoir humilié plus que d’ordinaire en s’affichant avec Athos. Mikka était encore plus furieux qu’Antar. Et voilà qu’elle déconcertait Athos et allait jusqu’à le mettre en colère, car elle consacrait maintenant toute son attention à Peter. Elle était aussi fiable qu’un aimant. Elle était attirée par Peter qui avait toujours réagi en sa présence avec l’inertie du fer face à l’aimant. Ils étaient tous tellement prévisibles que c’en était déprimant. Mais c’était utile : la campagne de Mars Libre perdait subtilement de son impact. Antar n’osait plus suggérer aux Qahiran Mahjaris d’oublier un peu l’Arabie en cette période de trouble. Mikka fustigeait les positions de Mars Libre hormis celles liées à l’immigration, et attirait certains membres du conseil exécutif dans sa sphère d’influence. Oui, décidément, Peter catalysait les maladresses de Jackie, la rendant erratique et inefficace. Tout marchait donc comme Maya l’avait prévu : il suffisait de pousser les hommes vers Jackie pour la faire tomber comme une quille. Elle n’en éprouvait pourtant aucun sentiment de triomphe.
Sitôt la dernière écluse passée, ils débouchèrent dans la baie de Malachite, un entonnoir peu profond qui se jetait dans la mer d’Hellas. Ils laissèrent derrière eux les vaguelettes dorées par le soleil et s’engagèrent dans la mer plus sombre, où beaucoup de barges et de petits bateaux tournaient vers le nord et se dirigeaient vers Hell’s Gate, le plus grand port de mer de la côte est d’Hellas. Ils suivirent les autres, et bientôt le grand pont qui franchissait Dao Vallis apparut à l’horizon, puis les parois couvertes de bâtiments de l’entrée du canyon et enfin le port avec ses quais, sa longue jetée et ses mâts.
Maya et Michel débarquèrent et empruntèrent le dédale de rues pavées et d’escaliers menant aux vieux dortoirs de Praxis, sous le pont. Michel voulait assister au festival des moissons d’automne qui avait lieu la semaine suivante, après quoi ils partiraient pour l’île Moins-Un et enfin Odessa. Ils retinrent une chambre, déposèrent leurs bagages, et Maya partit se promener dans les rues de Hell’s Gate, heureuse de sortir de l’espace confiné du bateau, de se débrouiller seule. Le soleil allait bientôt se coucher sur une journée qui avait commencé sur le Grand Canal. Le voyage était terminé.
Maya n’était pas revenue à Hell’s Gate depuis 2121. Elle travaillait alors pour Deep Waters et faisait le tour du bassin avec… avec Diana ! C’était la petite-fille d’Esther, et une cousine au second degré de Jackie. Cette grande gamine chaleureuse lui avait fait connaître les jeunes indigènes, non seulement grâce à ses contacts dans les nouvelles colonies entourant le bassin, mais par son attitude et ses idées : la Terre n’était qu’un mot pour elle, seule l’intéressait sa propre génération. C’est là que, pour la première fois, Maya s’était sentie glisser hors du présent, avait eu la sensation d’entrer dans les livres d’histoire. Elle n’avait réussi à continuer d’exercer une influence sur son époque qu’au prix d’un violent effort sur elle-même. Mais elle avait fourni cet effort, elle avait marqué son temps. C’était l’une des grandes périodes de sa vie, peut-être la dernière. Depuis les années avaient coulé comme un fleuve dans les highlands du Sud, errant entre les fissures et les grabens, puis disparaissant dans un trou que l’on n’attendait pas.
Mais un jour, soixante ans plus tôt, elle s’était dressée à cet endroit, sous le grand pont qui enjambait l’embouchure du canyon de Dao, le fameux pont de Hell’s Gate, avec la cité qui gravissait les pentes abruptes, baignées par le soleil, des deux côtés du fleuve, face à la mer. À l’époque, il n’y avait là que du sable et une bande de glace sur l’horizon. La ville était plus petite, plus fruste. Les escaliers de pierre étaient rugueux, poussiéreux. Maintenant les marches étaient polies par le temps, la poussière avait été balayée par les années. Tout était propre, patiné. Un beau port méditerranéen, à flanc de colline, perché dans l’ombre d’un pont qui en faisait une miniature, une inclusion dans un presse-papiers ou une carte postale du Portugal. Une jolie ville florissante dans le soleil couchant, un instant emprisonné dans l’ambre. Elle était jadis passée par ici avec une jeune amazone vibrante. C’était un nouveau monde qui s’ouvrait, la Mars indigène qu’elle avait aidée à venir au monde. Tout s’était révélé à elle, alors qu’elle en faisait encore partie.
Le soleil se coucha sur ces souvenirs. Maya voulut retourner au bâtiment de Praxis, sous le pont, comme autrefois. En montant l’escalier aussi raide qu’une échelle, les mains appuyées sur ses cuisses pour s’aider, elle fut envahie par un sentiment de déjà-vu. Non seulement elle avait gravi cet escalier mais encore elle l’avait gravi en pensant l’avoir déjà fait, et elle avait eu aussi l’impression d’être jadis venue là alors qu’elle jouait un rôle actif dans le monde.
Évidemment – ça lui revenait, maintenant : elle avait été l’une des premières à explorer le bassin d’Hellas, juste après Underhill. Elle avait contribué à la fondation de Low Point, puis elle avait poursuivi son chemin, explorant le bassin avant tout le monde, Ann y compris. Et plus tard, alors qu’elle travaillait pour Deep Waters, elle avait eu, en voyant les nouvelles colonies indigènes, la même impression d’être écartée de la scène contemporaine.
— Seigneur ! s’exclama-t-elle, consternée.
Des couches de vie superposées. Ils avaient vécu si longtemps ! C’était une sorte de réincarnation, d’éternel retour.
D’un autre côté, il y avait un petit noyau d’espoir dans tout ça. La première fois qu’elle s’était sentie dériver ainsi, elle avait commencé une nouvelle vie. Elle était allée s’installer à Odessa et avait contribué au succès de la révolution par son travail acharné, en réfléchissant aux raisons pour lesquelles les gens supportaient le changement, en se demandant comment éviter le retour de bâton qui paraissait inévitable après quelques décennies, anéantissant ce que la révolution pouvait avoir de bon. Et ils donnaient l’impression d’être parvenus à éviter cet écueil.
Jusqu’ici du moins. Peut-être était-ce la meilleure façon de voir cette élection : un inévitable retour de bâton. Si ça se trouve, elle n’avait pas aussi bien réussi qu’elle le pensait, elle avait seulement moins échoué qu’Arkady, que John ou que Frank. Comment le savoir ? Il était si difficile d’y voir clair dans l’histoire : c’était trop vaste, trop imparfait. Il se passait tellement de choses ; tout était possible. Les coops, les républiques, les monarchies féodales… On pouvait être sûr qu’il y avait des satrapes orientaux dans des caravanes égarées dans l’arrière-pays. Quelle que soit la façon dont on définissait l’histoire, on était assuré d’avoir raison quelque part. Le projet dont elle s’occupait maintenant, les jeunes colonies indigènes qui réclamaient de l’eau, sortaient du système, échappaient au contrôle de l’ATONU… Non, ce n’était pas ça, c’était autre chose.
Mais pour l’instant, ça lui échappait. Le lendemain matin, elle devait prendre avec Diana un train qui faisait le tour d’Hellas par le sud-est pour voir Dorsa Zea et le tunnel de lave dont ils avaient fait un aqueduc… Non. Elle était ici parce que…
Elle n’arrivait pas à remettre le doigt dessus. Deep Waters… Diana… Elles revenaient juste de Dao Vallis, où des indigènes et des immigrants mettaient sur pied une communauté agraire au fond du canyon, créant une biosphère complexe sous leur énorme tente. Certains parlaient russe, elle en avait eu les larmes aux yeux rien que de les entendre ! Oh, la voix de sa mère, sèche et sarcastique, alors qu’elle repassait dans le coin-cuisine de leur petit appartement, l’odeur de chou qu’elle sentait encore…
Ce n’était pas ça non plus. La trémulation de la mer dans le crépuscule, à l’ouest. L’eau avait recouvert les dunes de sable de Hellas Est. Un siècle au moins avait passé, ça devait être ça. Elle était là pour autre chose… Des dizaines de bateaux, coques de noix dans un port de timbre-poste, derrière une jetée. Ça ne lui revenait pas. Elle avait l’impression affreuse, vertigineuse de l’avoir sur le bout de la langue. Une sensation nauséeuse, comme si elle espérait le faire revenir en vomissant. Elle s’assit sur une marche. Sa vie sur le bout de la langue, toute sa vie ! Elle laissa échapper un gémissement, et des enfants qui jetaient des gravillons aux mouettes la regardèrent. Diana. Elles étaient tombées sur Nirgal, ils avaient dîné ensemble… Et Nirgal était tombé malade. Malade sur la Terre !
Tout lui revint d’un coup presque physique, renversant, comme un direct au foie. Le voyage sur le canal, forcément, la plongée dans Burroughs engloutie, Jackie, et Zo, cette pauvre idiote. Naturellement. Elle n’avait pas vraiment oublié, bien sûr que non. C’était si évident maintenant que ça lui était revenu. Cela ne lui avait échappé qu’un instant, elle avait eu un trou de mémoire, parce qu’elle pensait à autre chose. À une autre vie. Une bonne mémoire avait son intégrité, ses écueils, tout autant qu’une mauvaise mémoire. Voilà ce qui arrivait quand on se disait que le passé était plus intéressant que le présent. C’était souvent vrai. Mais tout de même…
Tout de même, elle préféra rester assise un moment. Elle avait encore un peu mal au cœur. Elle ressentait une légère pression résiduelle à la tête, comme si le fait que tout cela lui soit si durement resté sur le bout de la langue l’avait un peu endolorie. Oui, ç’avait été un mauvais moment à passer. Difficile à nier alors qu’elle sentait encore les poussées spasmodiques, désespérées, de sa langue.
Elle attendit que le crépuscule plonge la ville dans une lueur orange intense, pareille à celle du soleil filtré par le verre d’une bouteille ambrée. C’était bien ça, Hell’s Gate. Elle frissonna, se leva, gravit d’un pas mal assuré l’escalier menant au port. Les restaurants qui longeaient les quais étaient des globes lumineux frémissant comme des ailes de papillon. Une voie lactée en négatif les dominait de toute sa hauteur – le pont. Maya passa derrière les quais, vers la marina.
Elle tomba nez à nez avec Jackie. Ses assistants la suivaient à distance, mais Jackie marchait toute seule devant, venait à sa rencontre sans la voir. Quand elle l’aperçut, un coin de sa bouche se durcit, pas plus, mais ça suffit pour que Maya constate qu’elle avait, quoi, quatre-vingt-dix, cent ans ? Elle était belle, puissante, mais elle n’était plus jeune. Les événements auraient vite fait de la rattraper, comme tout le monde. L’histoire était une vague qui parcourait le temps un peu plus vite que la vie proprement dite, de sorte que même si les gens ne vivaient que soixante-dix ou quatre-vingts ans, ils se retrouvaient derrière la vague au moment de leur mort. C’était de plus en plus vrai. Rien ne les maintiendrait à flot, pas même une tenue d’homme-oiseau qui permettrait de surfer sur l’eau comme un pélican, comme Zo. Ah, c’était ça ; c’était la mort de Zo qu’elle voyait sur le visage de Jackie. Elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour l’ignorer, pour la laisser glisser sur elle comme l’eau sur un canard. Mais ça n’avait pas marché, et maintenant c’était une vieille femme qui marchait à Hell’s Gate, le long de l’eau criblée d’étoiles.
Maya s’arrêta, choquée par la force de cette image. Jackie s’arrêta aussi. Le bruit des assiettes entrechoquées, le brouhaha des conversations dans les restaurants, au loin. Les deux femmes se regardèrent. Maya ne se rappelait pas avoir jamais croisé le regard de Jackie, cet acte fondamental de reconnaissance, rencontrer le regard de l’autre. Oui, tu es réelle ; je suis réelle. Nous sommes là, toutes les deux. De grands pans de glace, se rompant à l’intérieur. Maya se détourna et s’éloigna, un peu plus libre.